Analyse

Enseignants : une grève de plus... ou plus qu’une grève ?

10 min

Rémunération, réforme, stylos rouges : le mouvement de grève d’aujourd’hui pourrait être un tournant dans la mobilisation des enseignants.

Le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer a fait un temps illusion, ce n’est plus le cas aujourd’hui. PHOTO : © REA

Plusieurs organisations syndicales ont appelé les enseignants à faire grève aujourd’hui. Comme souvent, on trouve plusieurs mots d’ordre : le retrait de la réforme du lycée et du bac, l’arrêt des suppressions de postes et l’augmentation des salaires.

« Encore une grève fourre-tout de plus », « marre des grèves rituelles qui ne servent à rien », les commentaires sont faciles en salles des profs et ailleurs pour douter de l’efficacité d’un tel mode d’action. Mais pourtant, on peut aussi voir cet appel comme le point de départ d’un mouvement et le signe d’un malaise profond. Car le contexte dans lequel s’inscrit ce mouvement est particulier. Et on peut noter la cristallisation de plusieurs inquiétudes et colères.

Réforme du lycée et du bac : précipitation et économies

Dans les lycées, la grande affaire c’est la réforme qui commence à se mettre en place et doit conduire, en principe, au bac « nouvelle formule » en 2021. C’est la fin des séries (L, ES et S) et la mise en œuvre d’une organisation complexe avec des enseignements obligatoires, d’une part, et des enseignements optionnels, d’autre part, que les élèves doivent choisir (trois choix en première et deux en terminale). Pour proposer ces options, les établissements disposent d’une « marge » que les chefs d’établissement peuvent utiliser à leur guise. Mais évidemment cette marge est contrainte et la crainte dans de nombreux établissements est de ne pas pouvoir proposer le même choix qu’auparavant aux élèves. Les enseignants s’inquiètent aussi des tensions que cela crée entre les disciplines avec des phénomènes de concurrence dans de nouveaux équilibres à trouver. Enfin, les programmes d’enseignement ont eux aussi été changés. Ceux de seconde et de première viennent d’être publiés récemment et ceux de terminale ne sont pas encore connus. On ne connaît pas non plus les modalités précises d’évaluation.

La faute originelle de cette réforme est qu’elle répond clairement à une logique d’économie dont ne se cache pas Jean-Michel Blanquer

Cette mise en jambes se fait donc dans une certaine précipitation, à la limite de l’impréparation. Des syndicats demandent un moratoire pour l’application de cette réforme. Car les raisons de cette marche forcée sont d’abord politiques : 2021 est avant 2022. Autrement dit, il s’agit de cocher les cases des promesses présidentielles tenues avant la nouvelle élection.

Mais la faute originelle de cette réforme est qu’elle répond clairement à une logique d’économie, dont ne se cache pas le ministre Jean-Michel Blanquer. Le budget de l’Education nationale n’augmente pas (compte tenu de l’inflation). Il acte en outre une baisse des postes dans le second degré au profit du primaire. Alors que, dans le même temps, les effectifs d’élèves vont continuer à augmenter pour plusieurs années. Dans les collèges et lycées, les suppressions de postes d’enseignants et l’augmentation du nombre d’élèves par classe sont à l’ordre du jour des dotations horaires globales (DHG) qui sont arrivées dans les établissements. C’est donc dans ce paysage qu’intervient cette grève. Comment réformer efficacement dans un tel cadre ?

De la confiance à la défiance

Mais le contexte c’est aussi un changement de perception de la parole et de l’action du ministre de l’Education. Si, au début de son mandat, il a bénéficié d’une certaine indulgence de la part de l’opinion enseignante, sa gouvernance trouve aujourd’hui ses limites.

Son action a d’abord été marquée par le détricotage des mesures mises en place par le gouvernement précédent qui lui a valu le surnom de « Control-Z ». Cela a pu séduire certains enseignants, mais cette politique induit deux effets pervers. D’abord, le sentiment dommageable d’un manque de continuité dans l’action publique. Et, ensuite, le risque que les plus motivés ne s’investissent pas dans des dispositifs qui pourraient ne pas survivre à la prochaine alternance.

Le ministre est omniprésent dans les médias, au risque de la saturation. Et cette occupation de l’espace jette un doute sur la réalité de son action au sein de son ministère. Mais surtout, cette communication tous azimuts s’adresse à l’opinion publique dans une sorte de « populisme éducatif ». Des dispositifs déjà existants sont réinventés, de vieilles polémiques surannées comme celle sur les méthodes de lecture sont réactivées, le sécuritaire et la nostalgie d’une école mythifiée sont mis en avant. On a l’impression que le ministre joue l’opinion publique contre les enseignants.

Jean-Michel Blanquer a pris le contrôle de la plupart des instances

Si le mot « confiance » revient sans cesse dans les discours, la réalité de la pratique ministérielle est tout autre. Jean-Michel Blanquer a pris le contrôle de la plupart des instances : le Conseil supérieur des programmes est aux ordres, le Cnesco est en voie de suppression et de remplacement par un autre conseil plus docile. Un Conseil scientifique a également été créé. Très impliquées dans les évaluations de CP-CE1, ses injonctions sont mal vécues par les enseignants. Cette gouvernance « verticale » se fait au mépris des corps intermédiaires (syndicats, associations...).

La meilleure illustration nous est donnée par les programmes de lycée. Ceux-ci viennent d’être publiés sans pratiquement aucune modification par rapport à leurs versions initiales, malgré la consultation des enseignants et surtout les votes négatifs de l’instance consultative qu’est le Conseil supérieur de l’Education (CSE). Avec une palme pour les programmes de SES rejetés par 50 voix contre…

D’une certaine manière c’est aussi cette arrogance technocratique et cette surdité qui étaient pointées par le hashtag #pasdevagues1 qu a fleuri sur Twitter l’année dernière. Plus que la violence, c’est le déni, l’absence d’écoute et le management (sans ménagement) qui étaient dénoncés. Enfin, l’article 1 de la future loi sur « l’école de la confiance » inquiète, car elle fait craindre une volonté de brider l’expression publique des enseignants, notamment sur les réseaux sociaux.

Verticalité, défiance, mépris... tous ces éléments semblent aujourd’hui s’agréger et nous disent que le rideau de fumée de l’illusion Blanquer est en train de se dissiper …

Le pouvoir d’achat à l’ordre du jour

Le contexte du moment c’est aussi, bien sûr, le mouvement social qui dure. Les gilets jaunes ont mis en avant les questions de pouvoir d’achat et d’inégalités. Et c’est tant mieux. Les mobilisations ont amené le gouvernement à répondre par des mesures de revalorisation des plus bas revenus : report de certaines hausses et taxes, prime d’activité, prime exceptionnelle… On peut penser que ce n’est pas suffisant, mais pour les fonctionnaires c’est surtout quasi inexistant ! L’Etat incite les entreprises à verser aux salariés une prime exceptionnelle détaxée de fin d’année, votée dans la loi sur les mesures d’urgence économiques et sociales. Mais il ne l’a pas mise en place pour ses propres fonctionnaires.

Le gel du point d’indice est une réalité depuis de nombreuses années. Le gouvernement a également retardé la mise en place du protocole PPCR (protocole parcours professionnels, carrières et rémunérations) destiné à refonder l’avancement et l’intégration de certaines primes dans le calcul de la retraite. On sait, par ailleurs, que les enseignants français sont mal payés à double titre. D’abord, par rapport à leur niveau d’études, mais aussi par rapport à leurs collègues des autres pays européens. Le pouvoir d’achat est aujourd’hui au centre des revendications.

Le ministre prévoit d’obliger les enseignants du secondaire à accepter une deuxième heure supplémentaire « non refusable »

Et ce n’est certainement pas la réponse de Jean-Michel Blanquer qui va calmer le jeu. Mettre en avant les heures supplémentaires défiscalisées et désocialisées en réactivant la vieille argumentation sarkozyenne du « travailler plus pour gagner plus » risque d’avoir peu d’effets, même si le ministre prévoit d’obliger les enseignants du secondaire à accepter une deuxième heure supplémentaire « non refusable ». Car cela ne fait que renforcer les inégalités. Les enseignants du primaire n’ont quasiment pas la possibilité d’en faire. Et dans le second degré, cela risque de profiter surtout à celles et ceux qui ont le temps pour le faire (les agrégés) et qui sont déjà les mieux payés ! Il faudra trouver autre chose pour calmer le jeu…

Stylos rouges et vieilles banderoles

C’est dans cette dynamique de revendication de pouvoir d’achat que se sont créés les « stylos rouges » sur le modèle des gilets jaunes. Quand on est un vieux militant syndical et associatif, on peut s’agacer de l’arrivée d’un mouvement hors des corps intermédiaires traditionnels et permanents. On peut aussi douter de l’efficacité à long terme d’un « militantisme de clavier » s’il oublie les autres registres du répertoire d’actions collectives.

Mais on peut aussi se réjouir que, lorsque la situation l’exige, on redécouvre les vertus de l’action collective. La naissance de ce mouvement est aussi un aiguillon pour les syndicats traditionnels. Elle les oblige à requestionner les modes d’action et redéfinir les priorités. Car c’est peut-être là, qu’est la vertu principale de cette action. Alors qu’on a une multiplicité des mots d’ordre qui, de fait, rendent les revendications moins efficaces, aujourd’hui on remet en avant une priorité qui est celle du pouvoir d’achat et des conditions de travail. Un mot d’ordre unique et fédérateur serait certainement la condition d’une réelle mobilisation.

La naissance du mouvement des stylos rouges est aussi un aiguillon pour les syndicats traditionnels

Alors, une grève pour rien ou le début de quelque chose ? Il est toujours difficile de jouer les prophètes (qui avait prévu l’impact des gilets jaunes ?). Mais dans le monde enseignant, le malaise est profond et vient de loin. Un sentiment de déclassement, une réelle perte de pouvoir d’achat, des inégalités criantes entre les degrés, des conditions de travail qui se dégradent, une gestion des ressources humaines indigne…, les raisons du mécontentement sont nombreuses.

Et contrairement à ce que pensent de nombreux enseignants, l’opinion publique n’est pas hostile aux professeurs. Un sondage récent Odoxa-Dentsu Consulting pour France Info et Le Figaro publié mercredi 23 janvier montre que 78 % des Français interrogés sont opposés aux suppressions de postes dans l’Education nationale. Ils estiment « qu’on ne peut pas supprimer de postes dans l’Education nationale si l’on veut que l’enseignement reste de qualité ». Le même sondage montre que six personnes interrogées sur dix soutiennent la grève. D’autres chiffres prouvent que l’image des professeurs est plutôt bonne.

« Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. » Cette phrase de Pierre Reverdy (et non de Jean Cocteau) est tout à fait appropriée à la situation actuelle. Si le ministre a déclaré à plusieurs reprises qu’« un pays qui va bien est un pays qui aime ses professeurs », si les sondages le confirment… on a envie de dire : chiche ! Montrez-le par une réelle revalorisation des salaires de tous et des conditions de travail qui donnent envie de s’engager dans ce beau métier (malgré tout)…

Philippe Watrelot est enseignant, ancien président du Crap-Cahiers pédagogiques.

  • 1. Lancé en décembre 2018 suite à la diffusion d’une vidéo de violence en classe, ce hashtag est devenu le symbole de la libération de la parole des enseignants en colère contre le manque de soutien de leur hiérarchie.

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